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Soit dit en passant

Et vous les avez tous lus ?

1 Juin 2014 , Rédigé par JCD

Aux yeux de certaines personnes probablement parfaites — je veux dire conformes à l’idée qu’elles se font de la perfection — l’animal humain le plus détestable serait le collectionneur. Quiconque détient par devers lui plus de deux stylos feutre, un noir et un rouge par exemple, ou tout une boîte entière d’attaches trombones, est un ignoble collectionneur. Car le collectionneur a pour tare répugnante de collectionner ; il accumule, il entasse, il amasse pour le seul plaisir d’augmenter, d’agrandir, d’étoffer, d’enrichir sa collection. Ce serait une sorte de psychotique pour qui seule compte l’acquisition de l’article manquant. Le jour où il vient, enfin, de dénicher, fut-ce à prix d’or, l’ultime pièce destinée à parachever son œuvre de rassemblement compulsif, il peut mourir. Car il ne lui reste plus rien à attendre de l’existence.
À la différence du collectionneur d’antiques véhicules automobiles pour qui un vaste espace couvert est indispensable afin de garantir la protection de ses trésors, le collectionneur de timbres peut facilement se satisfaire de n’importe quel deux-pièces-cuisine, fût-il situé à la périphérie de Pontarlier, où il pourra stocker à l’abri des regards envieux ses quatre ou cinq albums au sein desquels se cache notamment l’inestimable, mais néanmoins estimé, Cérès tête-bêche de 1 franc vermillon vif, imprimé en typographie sur papier teinté en 1849-1850.
Quelle n’est donc pas la stupéfaction du visiteur, plus ou moins importun, qui entre et s’immobilise, interdit, et s’exclame : — Ouh là là ! tous ces livres… boudiou ! et vous les avez tous lus ? s’inquiète-t-il. Et qui repartira, déçu de n’avoir pas réussi à me vendre le drone à propulsion nucléaire grâce à quoi je pourrais connaître avec précision le nombre d’invités présents au raout du maire lors de la proclamation des résultats de la prochaine élection municipale, racontant le lendemain à ses collègues de bureau qu’il est tombé sur un collectionneur de livres. En pareil cas le malentendu naît de la quantité, le visiteur, tout importun qu’il soit, n’ayant pas le moins du monde cherché à connaître les noms des auteurs dont les œuvres sont ici soigneusement rangées sur leurs rayonnages respectifs. Qui dit quantité dit collection et, visiblement, l’importun ne fait nullement la différence entre ma collection de livres et celle de trente-cinq mille pin’s qui fait la fierté de son beau-frère. Car, à la différence des pin’s entassés dans leurs cartons à chaussures recyclés, les livres ont été inventés pour être lus, parcourus, consultés, relus pour les meilleurs et sont entrés ici par cooptation. On lit un très beau jour — quand bien même il ferait un temps de cochon, ou de chien selon les coutumes et les régions — on lit tel livre de tel auteur que l’on n’avait encore jamais exploré, et c’est l’enchantement, l’émerveillement, le grand amour. Il nous faut impérativement en lire un autre, puis un autre encore, puis tous les titres publiés de cet écrivain magnifique dont on se demande encore à cet instant comment on avait pu vivre sans lui jusqu’à ce jour. Ce faisant, on découvre que cet auteur exemplaire nourrit lui-même une immense admiration pour un autre écrivain dont on ignorait jusqu’au nom cinq minutes auparavant. C’est que Le Monde des livres et feu Bernard Pivot ne savent pas tout et oublient parfois d’aller voir s’il n’y aurait pas, à l’écart de leurs tellement conviviaux renvois d’ascenseur, des types qui ont écrit des bouquins jamais inscrits dans la liste des nominés pour le Goncourt ou le Fémina et qu’il conviendrait peut-être de lire, au risque de perdre un peu de son temps si précieux.
Les collectionneurs de livres n’achètent jamais aucun ouvrage pour le lire, seule la reliure, le nom de l’auteur s’il est connu et éventuellement la date de publication, les intéressent. Acheter un livre ou deux aujourd’hui, alors qu’on a déjà en réserve pour les jours à venir une pile de soixante centimètres de haut à côté de son lit, n’est pas collectionner, c’est juste comparable à rentrer du vin à la cave en prévision d’un futur incertain et d’une soif toujours possible. La différence, et elle n’est pas mince, faisant que vide sera la bouteille une fois bue, tandis qu’une fois lu le livre peut encore être relu. Des livres dont on a fait durant un moment bombance on constate parfois qu’ils n’étaient pas forcément tous nectars garantis de garde et qu’à les relire leur séduction, à l’inverse du presbytère, a peut-être un peu perdu de son charme.
Néanmoins, de mon vivant, aucun livre ne sortira d’ici les pieds devant — y compris ceux que jamais plus probablement je n’ouvrirai — pour s’en aller nourrir quelque autodafé mené par les incultes barbares à la solde des promoteurs de l’insipide nouveauté qui fait se pâmer les gogos. Je ne les abandonnerai pas davantage au trottoir crasseux d’un sinistre vide-grenier quand ils ont ici l’assurance de vieillir sans affront, satisfaits je présume du voisinage que je leur ai choisi.
En revanche, j’ai quelquefois peur que, privé un jour plus ou moins prochain de la présence fraternelle d’un livre pour combattre l’obscurité d’une nuit définitive, le temps ne me paraisse fort long et la solitude bien pesante. Mais les mieux informés prétendent qu’alors l’ennui n’existe plus.

mars 2014

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C
RE LU
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V
Après un moment de doute, puis une recherche sur le moteur le plus connu, je suis rassurée : je n'ai pas raté d'info. Mr Pivot est toujours parmi nous! Enfin... il préside maintenant l'Académie Goncourt, ce qui explique peut-être cette "méprise" que je ne crois pas involontaire...
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V
Ahhhh ! si le talent empêchait de mourir... Finalement, je préfère ne pas y penser, ça ouvre trop de possibilités contradictoires et pas toutes joyeuses...
V
Tout à fait volontaire. Jules Renard fur en son temps de la Goncourt et il aurait bien aimé la Française. C'est que ça offre quelques avantages qui aident à vivre. Mais Renard avait autrement de talent que Pivot. Peu importe d'ailleurs puisque ça ne l'a pas empêché de mourir.