Je procrastine à mort
J’aime assez remettre au lendemain, voire au surlendemain. Rien ne presse et cela n’engage à rien. Nul chef de service qui soit derrière notre dos à scruter afin de savoir si nous avons bien tout fait comme il fallait, comme l’exige une espèce de règlement, imbécile comme le sont tous les règlements. Ne m’a-t-on point copieusement répété jadis, tu as la vie devant toi alors que je peux constater désormais sans me donner beaucoup de mal qu’elle est déjà presque finie. C’est à peine si je l’ai vue passer. Un autre affirmait : rien ne sert de courir, il faut partir à point. Celui-là était en avance sur son époque, nous l’avons depuis rattrapé, tandis que le poète affirmait sans risque de se leurrer que le temps ne fait rien à l’affaire… quand on est con, on est con.
J’aime assez remettre au lendemain, je procrastine à mort. Les livres que j’ai lus et les musiques que j’ai écoutées n’en finissent pas de survivre en attendant l’ultime razzia, le grand ménage final qui débarrassera l’espace afin que la place fut nette et sans ordures ni déchets. D’aucuns s’interrogent parfois et demandent à voix haute : Mais pourquoi et pour qui ? On peut en effet se poser la question, seuls les marchands et le Top 50 peuvent probablement connaître la réponse, mais elle change tous les jours car les cours de la Bourse varient d’une minute à l’autre et donnent encore raison au poète.
Combien d’auteurs traduits en quatorze langues, combien d’artistes certainement fort talentueux (alors que n’existait même pas encore l’art comptantpourrien), combien sont-ils qui ne seront pas même cités dans le livre des records et demeureront à jamais ignorés des générations futures à qui l’on racontera encore qu’elles ont la vie devant elles et s’imagineront sans doute qu’il faut savoir se battre pour défendre ce à quoi l’on croit, approuvant définitivement le poète qui demandait seulement qu’on lui fichât la paix.
17 octobre 2020