Tout dépend de ce que l’on entend par état d’urgence
– Dommage, j’aurais bien continué encore un peu, déplorait l’insupportable vieillard qui continuait de grignoter ses biscuits en fichant des miettes partout et en bavant. – Non, là ce n’est plus possible dans l’état où vous êtes, rétorque l’homme en blouse blanche, déjà que nous manquons de lits… – Mais un seul, il ne m’en faut qu’un seul, et puis je ne suis pas exigeant, vous avez dit vous-même qu’il valait mieux arrêter les soins vu que vous avez tout essayé. Inutile de s’acharner, ce sont vos propres mots, je n’invente rien… – Eh bien justement, soyez raisonnable, il y en a d’autres qui attendent et qui sont en droit d’espérer. – Alors que moi, non. C’est bien ça, hein ? Si j’étais président de quelque chose, on tenterait l’impossible… – L’impossible, l’impossible, ça ne veut rien dire l’impossible, ce sont des mots juste bons pour les écrivains de romans d’aventures… – Pourtant, moi j’aurais bien continué encore un peu, histoire de voir comment les choses vont se passer pour le vieux de la chambre voisine, et puis je ne demande pas la lune, une semaine, quinze jours, ou peut-être jusqu’au printemps, j’aimerais bien revoir le printemps une dernière fois, ou deux si la chance est de mon côté, et sentir le parfum des marronniers en fleurs quand la fenêtre est ouverte et qu’on entend le klaxon des voitures sur le boulevard, ou le souffleur de feuilles à l’automne, j’aime bien l’automne aussi, ça fait quelques mois supplémentaires, avant les fêtes de fin d’année… – Il faudrait que vous réalisiez que vous êtes en fin de vie et qu’il ne vous reste plus grand-chose à attendre, autant dire rien, dans fin de vie il y a le mot fin, c’est celui-là qui compte parce que la vie vous l’avez déjà eue. – Ouais, la vie, parlons-en, je ne suis même pas monté à la Tour Eiffel, alors l’Empire State Building encore moins, rien du tout, j’aurais bien droit à une session de rattrapage avec un prix de consolation, Claire Chazal par exemple si Sharon Stone n’est pas disponible, et puis il y a le voyage, moi je ne peux pas trop me déplacer… – Bon, excusez-moi monsieur Sardou… – Saindoux, comme le saindoux s’il vous plaît. – Oui, j’ai d’autres patients à voir, ma journée n’est pas terminée, on en reparle dès que possible.
Il quitte la chambre. – Ah ! Denise, foutez-moi celui-là en coma artificiel. Oui oui, tout de suite.
octobre 2016