Dans la nuit de l’hébétude généralisée
Dans un livre publié en 2006 (par José Corti il va de soi) et intitulé Tout le monde devrait écrire, Georges Picard notait cette réflexion marquée au coin du bon sens, comme disait je ne sais plus qui mais cela n’a strictement aucune importance : Aujourd’hui, précisément parce que la pression extérieure a atteint un niveau presque insupportable, la sauvegarde personnelle réside dans le repliement créateur, superbement indifférent à l’indifférence générale. Le repliement créateur est en effet la seule solution envisageable pour quiconque n’est que très faiblement, voire pas du tout, atteint par l’herpès de la réussite qui te fiche des démangeaisons intolérables. Dit-on, car je m’estime assez sain de ce côté-là, de l’autre côté tout autant et je ne cesse de m’en réjouir en le prouvant.
Toutefois, demeurer superbement indifférent à l’indifférence générale réclame une force de caractère peu commune, quelque chose comme une zénitude supérieure dont on trouve quelques traces significatives dans certains bas-reliefs mésopotamiens et chez le tigre du Bengale lorsqu’il dort, mais demeurons néanmoins méfiants lorsqu’il se réveillera. Car l’indifférence générale peut parfaitement troubler notre propre indifférence, l’agacer, la contrarier et nous pousser, dans les cas les plus extrêmes, à émettre l’hypothèse selon laquelle ils ne seraient tous que de pauvres cons, ce qui ne peut que nuire à notre sérénité personnelle et nous conduire à commettre des actes, couramment qualifiés de barbares, sur la personne de petite taille se trouvant à portée de main dans l’immédiat. Admirons Georges Picard dont l’indifférence est superbe en dépit du fait qu’il ait publié une bonne trentaine d’ouvrages dans l’indifférence générale puisque mon voisin lui-même n’en a jamais entendu parler, fut-ce pour en dire du mal.
Je m’interroge néanmoins sur la santé mentale de Georges Picard, précisément lorsqu’il avance l’idée selon laquelle tout le monde devrait écrire. En effet, dès lors que tout le monde n’exclut personne il va forcément se trouver, mélangés au magma d’indifférents innombrables, quelques cas sociaux qui pourraient parfaitement manifester un enthousiasme un peu trouble ou une haine farouche – car les haines véritables sont le plus souvent farouches – à l’égard de l’auteur, de son livre au risque de déstabiliser sa superbe indifférence. Déclenchant d’obscènes gesticulations de frénésie amoureuse ou bien tentant, à l’inverse, de lui fendre la tête à coups de serpe cévenole alors que l’écrivain, pourtant indifférent, sortait tout juste de l’Académie française où il était allé saluer Jean d’Ormesson.
Tout le monde devrait écrire, allons donc ! Songez un peu, mon cher Georges Picard, au nombre d’arbres qu’il va falloir abattre pour imprimer tous ces livres car vous ne pouvez ignorer qu’on publie aujourd’hui tout et n’importe quoi, indifférence générale ou pas, et vous porterez donc l’effarante responsabilité de ce gâchis de papier et d’encre dont nous n’avions nul besoin. Alors que mon éditeur, honnête homme s’il en est, renâcle à se lancer dans la publication d’un second ouvrage, pourtant conçu dans le repliement créateur le plus intègre, sous prétexte que l’indifférence générale est la plus forte et qu’il en a déjà fait les frais une première fois. Songez-y un instant et dites-moi s’il ne serait pas souhaitable – j’allais écrire salutaire mais c’eût été présomptueux – de ne publier que ce qui, selon moi, le mérite à destination d’une poignée de fins lecteurs soucieux de faire en sorte que la passion d’écrire continue à brasiller dans la nuit de l’hébétude généralisée.
octobre 2016