Il ne suffit pas d’être imbécile
Plus ou moins régulièrement je me demande si ça va durer encore longtemps. Ce n’est pas que je m’ennuie constamment, de temps à autre seulement, mais même durant mes meilleurs moments je trouve vraiment que le nombre d’imbéciles est pléthorique et que celui des crapules, sans nul doute moindre, compense cette faiblesse par une efficacité autrement redoutable. Parfois, il arrive que l’imbécile soit tenté par la crapulerie mais généralement il échoue, par manque de dispositions. C’est qu’il faut du talent, une certaine forme d’intelligence pour être une véritable ordure et s’y maintenir. Peu d’imbéciles, véritablement très peu, parviennent à atteindre ce que l’on qualifie de postes à responsabilité ; or, sans dispositions idoines pas de responsabilités donc pas de possibilité de nuire. Nombre d’imbéciles peuvent faire valoir quelques aptitudes mais s’avèrent infoutus de les exploiter et moins encore de les pousser à s’épanouir et à fructifier.
Certes certes, je devine votre impatience et la question qui brûle vos lèvres éventuellement purpurines : comment reconnaître d’un œil sûr une crapule de haut rang ? Si elle est de haut rang la crapule se distingue du commun par sa réussite affichée. Songez qu’à mon âge je ne sais toujours pas si l’on naît crapule ou si on le devient. Naturellement, au vu de mes antécédents je suis tenté par l’explication héréditaire, le milieu familial, l’environnement relationnel, mais il doit bien quand même exister quelques cas singuliers d’individus qui se sont faits crapules à la force du poignet, hors de tout apport génétique, des exceptions en quelque sorte, des sujets particulièrement doués qui, à force de travail, sont parvenus à se hisser, sinon au plus haut niveau du moins à un poste de pouvoir leur permettant de développer un goût prononcé pour le comportement ignoble. Mais, je l’ai dit, ce sont là des cas exceptionnels, l’imbécile de type courant a fort peu de chances d’accéder au statut enviable de crapule. Il lui faudrait poursuivre des études – il n’en a généralement ni les moyens intellectuels et financiers ni le goût –, réussir des examens, obtenir des diplômes grâce auxquels il pourrait alors s’élever dans l’échelle sociale et devenir, enfin, celui qui humilie et s’impose au-dessus des médiocres.
Non, nous ne saurions parler de vocation mais plutôt de prédisposition biologique. L’hérédité demeure le moyen le plus fiable, exigeant de l’heureux élu des efforts de moindre ampleur, tout allant pour ainsi dire de soi lorsque la crapulerie est inscrite dans les mœurs familiales et bénéficie des soutiens les plus affûtés. On peut alors entrer dans la carrière sans attendre que ses aînés n’y soient plus, bien au contraire puisqu’ils se montreront de bon conseil et disposant d’un entregent efficace. Selon ses affinités personnelles on se tournera vers les affaires ou la politique, les premières n’excluant nullement la seconde. En fonction des besoins du moment ou des opportunités on passera sans états d’âme d’une occupation à l’autre et c’est tout naturellement, spontanément dirais-je, que l’on se perfectionnera dans l’art riche et multiple de la manipulation, du mensonge, de la trahison sans jamais s’abandonner à la plus ignominieuse faiblesse, indigne de l’élite, et surtout sans que, au moindre prétexte, la honte ne vint empourprer les joues ou le front de l’admirable scélérat.
En revanche on ne cesse pas du jour au lendemain d’être une crapule notoire. Un cancer du foie carabiné peut conduire à renoncer brutalement au ballon de blanc matinal et j’imagine combien cela peut être atroce, mais on ne renonce pas à la crapulerie, ce serait pour un soldat ou un chasseur s’interdire de tuer, l’existence réduite à sa plus simple expression, dormir, manger et faire caca, autant dire presque rien. Crapule, ce pourrait être un rôle de composition au cinéma, le tournage terminé on passe à autre chose. Alors que crapule au quotidien exige un talent de tous les instants, une recherche perpétuelle de la pire infamie, une imagination débordante afin d’imposer à chaque cas, à chaque situation la solution la pire à condition qu’elle fût la plus profitable pour soi.
Crapules de tous les pays que vous vous êtes arrogés le droit de diriger, y compris au nom de la démocratie, crapules de vitrine ou de coulisses, je vous souhaite, ainsi que l’on aime à dire à Marseille et parce que ce doit être insupportable, la gale au cul et les bras courts. Et j’invite les imbéciles si nombreux à venir se rire de vous et, peut-être vous applaudir.
décembre 2015