À vous de voir !
Nombreux sont les gens de lettres – j’aime beaucoup ce terme inventé pour désigner avec élégance les plumitifs de tout poil [dont je fais un peu partie] – qui semblent regretter de n’avoir pas plutôt choisi de se spécialiser dans les beaux-arts. Ils découvrent chez les artistes, ou se prétendant tels, des avantages dont ils seraient eux-mêmes privés. J’ai pour précieux ami un de ces graphomanes impénitents qui affirmait il n’y a pas si longtemps dans un recueil de ses écrits que le tableau peut être vu en quelques secondes – la chose est authentique, je l’ai vérifiée – et poursuivre néanmoins son existence plus ou moins inutile en demeurant accroché quelque part, où nul jamais ne le regarde, tandis que le manuscrit de l’écrivain, aussi remarquable fût-il, dort à l’abri des profondeurs obscures d’un tiroir. Ce qui vaut d’ailleurs pour le texte transformé en livre et qui survit dans un oubli relatif sur le rayonnage d’une bibliothèque, quand il ne finit pas au fond d’un carton, voire d’un sac poubelle en plastique gris. Ou encore abandonné sur quelque trottoir crasseux d’un vide-grenier, cette invention destinée à divertir les oisifs endimanchés.
C’est vrai que ledit tableau, dès lors que son géniteur putatif l’autorise à s’en aller prendre l’air loin des vapeurs puantes de l’atelier, est alors un objet fini – peut-être le terme achevé serait-il à peine préférable – dont la vie à venir ne nécessite nullement l’intervention d’une tierce personne (imprimeur, façonnier, éditeur pour ce qui concerne l’œuvre littéraire, pianiste, violoniste ou orchestre de mille musicien lorsque le compositeur se nomme Gustav Mahler).
J’ai pour ma part goûté aux joies ineffables de la peinture et de l’écriture. C’est dire combien je peux me flatter d’avoir été barbouilleur et écrivassier, j’ai même poussé l’abnégation, ou le vice, jusqu’à conjuguer les deux tares sur un même support. Et il me semble juste d’affirmer que le sacerdoce du premier l’obligeant à trimballer ses croûtes d’une galerie l’autre pour se voir le plus souvent encouragé à aller voir ailleurs vaut largement celui du second qui expédie ses tapuscrits à une quinzaine d’éditeurs qui, dans la plupart des cas, se satisfont de les lui retourner (moyennant un chèque préalable) accompagnés de la circulaire type l’invitant à aller, là aussi, se faire voir ailleurs. Je ne doute pas qu’il en aille de même pour les fabricants de musique, sauf peut-être pour les adeptes du remixing naturellement dispensés de l’effroyable et fastidieuse besogne des partitions. Toutefois, réjouissons-nous car le peintre devenu plasticien peut désormais concevoir ses œuvres sans devoir disposer d’un atelier orienté au nord, ayant exposé le concept en deux ou trois feuillets, il passe commande à ses fournisseurs qui livrent la marchandise sur le lieu même de l’exhibition où l’équipe d’ouvriers manuels, variable selon l’importance du projet, procédera à l’installation sous l’inflexible direction de l’artiste déguisé en metteur en scène.
Le peintre – il existe encore aujourd’hui quelques spécimens de ces individus ridiculement attachés à des pratiques totalement démodées – peut pousser la complaisance jusqu’à faire encadrer ses œuvres picturales afin d’aguicher l’acheteur potentiel, tout comme l’écrivain usurpe les us et coutumes propres aux péripatéticiennes afin d’obtenir le bandeau de couleur indiquant au flâneur distrait que le bouquin vient d’être honoré d’un plus ou moins quelconque prix littéraire. Les musiciens – que je fréquente peu, me contentant d’écouter la musique des morts – ont probablement, eux aussi, recours à diverses combines pour placer leur camelote. Qui peut se targuer d’avoir su faire le meilleur choix en optant pour l’inutile alors qu’il existe tant de beaux métiers où l’on peut peut se montrer irresponsable, incompétent tout en n’ayant l’air de rien. Ou de presque rien, car il faut quand même avoir la gueule de l’emploi. Je ne cite pas d’exemple, chacun choisira selon ses préférences.
décembre 2015