Le lever des couleurs
Une poignée de fanatiques frénétiques choisit un beau jour de tirer dans le tas de ces mécréants avachis dans le plaisir coupable et de se faire ensuite justice afin d’entrer sans attendre au paradis puisque, ainsi consacrés martyrs, ils ont bien mérité de leur dieu. Les hommes et les femmes qui les avaient accueillis jadis, pas toujours de gaîté de cœur pour certains il est vrai, ces hommes et ces femmes n’en revenaient pas, estimant qu’une telle absence de reconnaissance ternissait quelque peu les lois les plus élémentaires de l’hospitalité. Pris de court les gérants du pouvoir, aussitôt la nouvelle connue, lâchèrent les chiens et en appelèrent à l’unité, forcément nationale. Un peu partout, jusque dans les lieux de culte, on fit chanter l’hymne, national lui aussi. Quelques-uns lancèrent l’idée de pavoiser le tricolore aux fenêtres des immeubles – pour cause de force majeure les sans-domicile-fixe furent autorisés à s’abstenir. La fibre patriotique était excitée au point qu’elle fit oublier à la plupart leur engagement à n’être plus désormais qu’européens solidaires, unis par un même souci d’égalité et de liberté, la fraternité allant de soi dès lors que les intérêts de tous étaient devenus communs.
Le drapeau est une arme de guerre, les fanatiques frénétiques ont le leur et nous avons brandi le nôtre partout où nous avions décidé d’asservir. C’est en revanche un bien médiocre bouclier, les baïonnettes le transperçaient jadis tout aussi aisément que les balles ou les éclats d’obus aujourd’hui, sa seule fonction est de recouvrir, à des fins d’ornement temporaire, le cercueil des héros de retour au pays. En 1924, Jean Zay avait écrit un texte par lequel il exprimait assez clairement sa haine pour ce morceau de drap souillé de sang. Il avait alors vingt ans et n’avait pas non plus encore eu l’honneur d’être le premier condamné politique de l’État français, dégradé et déporté. Depuis son entrée récente au Panthéon on laisse entendre qu’il aurait renié la paternité de ce cri du cœur de jeunesse, avant même qu’il fût assassiné par la milice française en 1944. On ne crache pas ainsi sur les symboles nationaux lorsqu’on ambitionne de devenir ministre de l’Éducation nationale du Front populaire.
Le Drapeau.
Ils sont quinze cent mille qui sont morts pour cette saloperie-là.
Quinze cent mille dans mon pays, Quinze millions dans tous les pays.
Quinze cent mille morts, mon Dieu !
Quinze cent mille hommes morts pour cette saloperie tricolore…
Quinze cent mille dont chacun avait une mère, une maîtresse,
Des enfants, une maison, une vie un espoir, un cœur…
Qu’est ce que c’est que cette loque pour laquelle ils sont morts ?
Quinze cent mille morts, mon Dieu !
Quinze cent mille morts pour cette saloperie.
Quinze cent mille éventrés, déchiquetés,
Anéantis dans le fumier d’un champ de bataille,
Quinze cent mille qui n’entendront plus JAMAIS,
Que leurs amours ne reverront plus JAMAIS.
Quinze cent mille pourris dans quelques cimetières
Sans planches et sans prières…
Est-ce que vous ne voyez pas comme ils étaient beaux, résolus, heureux
De vivre, comme leurs regards brillaient, comme leurs femmes les aimaient ?
Ils ne sont plus que des pourritures…
Pour cette immonde petite guenille !
Terrible morceau de drap coulé à ta hampe, je te hais férocement,
Oui, je te hais dans l’âme, je te hais pour toutes les misères que tu représentes
Pour le sang frais, le sang humain aux odeurs âpres qui gicle sous tes plis
Je te hais au nom des squelettes… Ils étaient Quinze cent mille
Je te hais pour tous ceux qui te saluent,
Je te hais à cause des peigne-culs, des couillons, des putains,
Qui traînent dans la boue leur chapeau devant ton ombre,
Je hais en toi toute la vieille oppression séculaire, le dieu bestial,
Le défi aux hommes que nous ne savons pas être.
Je hais tes sales couleurs, le rouge de leur sang, le sang bleu que tu voles au ciel,
Le blanc livide de tes remords.
Laisse-moi, ignoble symbole, pleurer tout seul, pleurer à grand coup
Les quinze cent mille jeunes hommes qui sont morts.
Et n’oublie pas, malgré tes généraux, ton fer doré et tes victoires,
Que tu es pour moi de la race vile des torche-culs.
N’ayant personnellement nul appétit pour quelque carrière politique que ce soit je m’autorise à partager avec le jeune Jean Zay cette conviction selon laquelle rien, et surtout pas une serpillère vaguement tricolore suspendue au balcon, ne justifie ni n’excuse la mort d’une poignée d’inconnus, victimes des marchandages d’affairistes pour qui précisément tout est à vendre, peu importe quoi et peu importe à qui. Il me semble que c’est s’en tirer à bon compte, pour ne pas dire à moindres frais ; une giclée de Marseillaise, un étendard sanglant qui pendouille et hop, au suivant ! C’est que nous avons d’autres soucis, dont celui d’exterminer ces vils barbares qui viennent jusque dans nos bras égorger… tagada tsoin tsoin ! N’aurions-nous pas la mémoire un peu courte, comme l’avait fort justement remarqué un certain maréchal, car les croisades, la conversion des peuplades incultes aux seules croyances dignes de foi, nous avons su nous en préoccuper et faire en sorte qu’elles ne demeurent pas impénétrables aux voies du saigneur.
Un drapeau, et le tour est joué. Un coup de clairon et un roulement de tambour, la nation soudain ressoudée, unie dans un même élan… vers quoi ? La fraternité ? Depuis longtemps oubliée. L’égalité ? Et puis quoi encore, pourquoi pas les stock options et les retraites chapeau pour tous, tant que vous y êtes. Quant à la liberté, les attentats nous contraignent à lui rogner les ailes, par mesure de sécurité évidemment et temporairement bien entendu, ce ne sont quand même pas les assassins qui vont faire la loi, surtout chez nous, patrie des droits de l’homme et républicains comme pas deux.
L’hiver est là, dirait-on, à l’exception des chênes le vent du nord a déshabillé tous les arbres. Dans un premier temps j’ai d’abord pensé à une grippe intestinale, mais non, il s’agit bien d’une gastroentérite. Dis donc, voisin, tu me prêterais ton drapeau ?
novembre 2015