Passe-temps
Dans le train qui l’emmenait chaque jour de la semaine vers son bureau au Mercure de France, Paul Léautaud avait habituellement pour voisins un vieil architecte de Robinson et l’employé de mairie de Sceaux. Ce jour-là les deux hommes avaient une discussion dont je ne me souviens pas avoir entendu l’équivalent lorsque j’avais dans ma jeunesse, moi aussi, l’immense privilège de pratiquer les trains de banlieue. Léautaud cite l’employé de mairie : J’ai fini de relire Madame Bovary. Et la conversation se poursuit jusqu’à ce que Léautaud, dans ses notes, se pose la question de savoir ce que ces deux lascars peuvent bien comprendre et goûter à Madame Bovary et à la littérature en général. Avant de conclure en ces termes : Ils en auraient fait sans cela. Les gens qui comprennent et goûtent la littérature en ont tous fait.
Mon cher Paul, permettez que nous nous réjouissions de ce que ceux qui comprennent et goûtent la littérature ne se croient pas tous obligés d’en faire, précisément aujourd’hui où, pour peu que l’on ait acquis quelque notoriété en politique, sport et spectacles en tout genre, le best-seller est à la portée du premier venu, même s’il n’a jamais lu Flaubert, et moins encore Léautaud. Je suis par ailleurs peu enclin à penser qu’ils soient bien nombreux les voyageurs occupés à lire durant leurs transports quotidiens, voire le soir à la veillée, Madame Bovary plutôt que l’un ou l’autre, voire la brassée complète, de ces publications désormais toutes élevées au statut ô combien enviable de people. Et pour la veillée n’est-il pas préférable de s’enculturer face à l’écran bleuté où tout est calibré à cet effet — j’ajoute que l’absence ici de point d’interrogation n’est pas due à un oubli.
Qu’un employé de mairie — je n’ai a priori rien contre les employés de mairie, mais j’ai peut-être d’excellentes raisons de suspecter davantage les architectes dont les exploits en termes de création sont visibles un peu partout et ne militent guère en leur faveur — qu’un employé de mairie, dis-je, déclare, sans visiblement se vanter, qu’il a fini de relire Madame Bovary, a quand même de quoi surprendre, surtout lorsqu’il précise l’avoir non seulement lu mais relu, ce qui justifierait qu’on le nommât illico chevalier des Arts et Lettres ou quelque chose du même tonneau.
Quant à savoir si, vraiment, ces gens qui comprennent et goûtent la littérature en ont tous fait, je vous avoue préférer ne pas me prononcer car affirmer qu’ils en aient fait ne présuppose nullement que cela ait été un bienfait, pour la littérature et, accessoirement, pour les lecteurs dont nous n’avons, soit dit en passant, nullement à nous soucier lorsqu’on fait dans la littérature. Vous étiez d’ailleurs, mon cher Paul, mieux placé que quiconque pour en établir le constat, votre Journal en témoigne. Qu’ils aient été publiés ne prouve hélas pas grand-chose, principalement en ces temps où la littérature est devenue une marchandise comme une autre, soumise aux mêmes règles que le blé, le cacao ou le pétrole. Pourquoi pas, en effet, les nourritures terrestres !
Vous n’imaginez pas, mon cher Paul, ce à quoi vous avez échappé ce jour de février 1956, lorsque vous avez pris congé sur ces mots : Maintenant, foutez-moi la paix ! non, vous n’imaginez pas…
mai 2014