Page de garde
Bien que certains y prennent goût et s’en délectent, il n’est pire punition, pour un artiste principalement, que de devoir assurer la garde d’une exposition, fût-ce celle de ses propres œuvres. S’ennuyer comme un rat mort est une expression qui, pour être courante, n’en est pas moins sujette à caution puisque jamais nul n’en vérifiât l’exactitude et l’on devrait plutôt dire s’ennuyer comme un artiste condamné à garder son exposition. Sauf s’il est déjà aussi mort qu’un rat, bien entendu. Et je sais de quoi je parle puisque je viens d’en faire, douloureusement, la funeste expérience pour la troisième fois en bientôt, si rien ne tourne à mon désavantage d’ici là, un siècle d’existence. De vigilants pragmatiques ne manqueront certainement pas de me faire remarquer combien il m’eût été tout à fait aisé d’échapper à cette corvée en n’exposant point. Seulement voilà, on croit bien faire, on veut se montrer conciliant, agréable, voire se sentir flatté d’être ainsi invité quand, à quelques kilomètres de là, on honore plus ou moins pareillement mais avec davantage de faste et de notables cravatés un illustre artiste contemporain dont les plus fins collectionneurs internationaux se partagent l’œuvre peint après qu’ils eussent raté Van Gogh, Gauguin, et même Warhol. C’est assez dire s’ils sont nuls, commercialement parlant s’entend.
C’est ainsi. Car, à l’échelon modestement mais néanmoins culturellement municipal, il ne saurait être question de gaspiller l’argent du contribuable rural en salaires et charges forcément éhontés versés à quelque assisté social inculte afin qu’il gardât durant deux après-midi et une fin de matinée les ineptes crabouillages d’un artiste évidemment sans gloire puisque nul correspondant local de la Gazette de Sotheby’s International n’a jamais entendu prononcer son nom. Surtout lorsque l’on songe qu’ils étaient, nous étions, ce jour-là une poignée, d’un talent que nous qualifierons de plus ou moins égal afin d’éviter la polémique, répartis en une dizaine, ou douzaine, de lieux dont il eût fallu également assurer la surveillance. On imagine sans peine le coût exorbitant d’une telle aberration…
Comme un rat mort je me suis donc très normalement ennuyé entre les quatre murs d’un établissement autrefois postal, partageant avec un collègue de bureau dévoué à l’art photographique la lente liquéfaction des heures tandis qu’à Foshan, dans le sud de la Chine, un chef cuisinier mourait dans son restaurant après avoir été mordu à la main par un cobra qu’il devait cuisiner en soupe. Ce Vatel aux yeux bridés avait pourtant tranché la tête du reptile vingt minutes plus tôt, et découpé le reste de son corps en menus morceaux. Ce qui démontre de manière catégorique que la vie continue dans le monde, certes avec des hauts et des bas, alors même que le sort du gardien d’exposition ne suscite pas le moindre intérêt de la part des médias internationaux. L’excellent André Blanchard, écrivain de son état, avait lui-même observé semblable indifférence lorsqu’il se morfondait très normalement durant les exhibitions d’artistes plus ou moins prestigieux dont il assurait la garde des œuvres installées dans les salles municipales de cette bonne ville de Vesoul. Et pourquoi pas Vierzon, ou Honfleur qu’il faut également avoir vus, ainsi que l’affirmait au siècle dernier un poète bruxellois.
Prudent par expérience, j’avais glissé dans ma musette mon exemplaire déjà lu de l’un des deux livres de Thomas Bernhard parus après sa mort. Il s’agit d’un recueil rassemblant ses discours, lettres, entretiens et articles dans lesquels il laisse libre cours à ses détestations avec une férocité et une dérision qui devraient réjouir tout individu normalement constitué, espèce à laquelle je me flatte d’appartenir. Je relisais donc avec délectation cette Protestation contre le Tartuffe de monsieur Peymann (Claus Peymann, son metteur en scène idéal et néanmoins ami) adressée à et publiée par l’hebdomadaire Die Zeit en 1988 où Bernhard commente avec une élégante sauvagerie la non-représentation au Burgtheater de sa pièce Heureuse Autriche (qui n’a jamais existé) dont il énonce la distribution, prévue par lui, où l’on relève les noms ô combien prestigieux du président Kurt Waldheim dans le rôle du Hors d’œuvre roué, du chancelier Bruno Kreisky dans celui du Grand Louche, de Heller — dont j’ignore qui il fut — dans celui du gardien de cochons, de l’évêque Kurt Krenn qui joue la mort-aux-rats archiépiscopale et, cerise sur le strudel aux pommes, du pape lui-même qui est chargé d’embrasser le sol autrichien. L’auteur se réservant, dit-il, le rôle du cracheur dans la soupe. Béatitude euphorisante. Béatitude violemment interrompue par l’irruption inopinée d’un groupuscule d’amateurs d’art rapidement déçus de ne point trouver là, amoureusement brossés au poil de martre, champs de lavande et couchers de soleil sur le Lubeuuuron.
Il me faut toutefois reconnaître combien cette besogne peut parfois procurer à l’artiste-gardien de brefs mais savoureux instants lorsque, depuis la position stratégique où il a choisi d’assumer son inexistence dans le contre-jour d’une porte-fenêtre, quelque visiteur — ou visiteuse, ce qui n’est parfois que plus délectable — laisse échapper, comme involontairement, un discret gloussement de plaisir accompagnant un sourire que la lecture d’une phrase puis d’une autre semble avoir déclenché. Lecture, avez-vous lu, dans une exposition ? Mais quelles sont donc ces mœurs ? vous interrogez-vous. Il me faut en effet avouer ici que mon actuelle conception de la peinture ne s’embarrasse guère du très strict respect des règles déjà en vigueur antérieurement à l’invention de la charge néanmoins avantageuse de ministre de la Culture sous le règne gaullien d’un certain pilleur de tombes nommé Malraux, Dédé pour les intimes. Les mots ne me font pas peur et je ne vois pas pourquoi leur usage devrait être exclusivement réservé aux seuls plumitifs qu’émoustille l’éventualité d’un quelconque prix Goncourt destiné à récompenser leur persévérance obstinée à raconter l’effroyable histoire de Paul qui sauterait bien Marie alors qu’elle lui préfère Raoul qui a une Laguna. Et ce bref sourire de satisfaction que je vois s’inscrire sans tapage sur le visage de ma visiteuse engendre alors, sans l’aide d’aucun commentaire, un discret sentiment de connivence, de complicité entre elle et ce type — l'artiste, of course — assis sur sa chaise jusque là terrassé par le mortel ennui. Ce qui tendrait à démontrer la belle faculté qu’a l’écrit à favoriser le partage d’idées et d’émotions — même si ce mot peut sembler grandiloquent — pour autant qu’il affiche une nécessaire distance à l’égard de ce sérieux prétentiard dont l’artiste, fût-il également gardien, a quelquefois une fâcheuse tendance à se croire le dépositaire privilégié. Celui-là est évidemment un autre que moi qui ne saurais prétendre.
À l’heure où, sur le marché aux esclaves, le bénévole recueille grâce à son admirable gratuité les faveurs enthousiastes des négriers supporters du Médef, rendons donc hommage aux organisatrices et organisateurs de cette manifestation qui ont eu l’idée saugrenue de m’inviter parmi eux en m’infligeant en contrepartie l’obligation de veiller sur ma marchandise afin qu’ainsi il me soit donné de croiser, certes fugitivement, le regard amusé de celle-ci ou de celui-là, surpris qu’on lui tint pareil propos quand il était juste venu voir de l’Aaaart.
août 2014