Obéissons à la police !
Je viens de recevoir — non par voie postale puisque depuis le début de cette semaine nul préposé ne se dérange désormais plus pour déposer dans la boîte idoine installée en bordure de route le courrier qui m’est destiné, la faute aux congés payés probablement et à la rentabilité qui exige que l’on ne remplace plus dorénavant un facteur parti en vacances sur la Riviera — je viens de recevoir, disais-je, via mon ordinateur la Gazette de Lurs dont ce serait le trente-quatrième numéro. En ayant parcouru le sommaire je porte mon choix sur un article dont le titre est des plus alléchant. Pensez donc : L’Agueusie typographique. L’auteur a d’ailleurs manifesté une immense mansuétude en songeant aux béotiens qui, s’est-il dit, vont immédiatement s’interroger à propos de ce que pourrait bien vouloir dire ce foutu mot d’agueusie. Serait-ce une maladie sexuellement transmissible et, dès lors, avec qui l’attrape-t-on ? Certes, nous savons tous, ou presque, que le saturnisme pouvait parfois frapper les typographes qu’une obscure déviance poussait à sucer les caractères en plomb qu’ils tripotaient à longueur de journée, mais ces temps sont révolus, sauf bien sûr pour quelques cas isolés particulièrement rétrogrades aujourd’hui encore obstinés à nier les merveilleux progrès de la science et le passage qui s’ensuivit vers la publication assistée par ordinateur, comme ils disent. Disparition donc du plomb, même chez les plombiers soit dit en passant.
Agueusie : absence de sensibilité gustative, nous dit Robert qui est incollable. Il s’agirait donc d’une sorte de métaphore destinée à nous faire subodorer combien la typographie telle que nous la pratiquons en plein vingt et unième siècle révèle, selon l’auteur, une absence de goût sidérante alors même que de brillants créateurs s’ingénient à précisément créer de nouvelles polices de caractères, tout à fait modernes et innovantes à seule fin qu’y puisât chaque graphiste, une espèce d’individus payés afin qu’ils créent, eux aussi, des choses de bon goût qui permettront, entre autres finalités, de vendre au consommateur lambda — cet imbécile inculte qui croit tout ce qu’on lui raconte — absolument n’importe quoi par la seule vertu d’une typographie adéquate choisie avec soin et talent.
Et notre auteur de s’indigner en constatant combien lesdits graphistes limiteraient délibérément leurs choix typographiques aux seuls Helvetica, Arial, Times, Verdana et Comic sans, aspergeant de leur mépris souverain l’immense somme de travail que des créateurs vraiment créatifs proposent chaque jour afin que l’humanité accède enfin au bon goût typographique. Ne suggère-t-il pas — sans rire ? — que l’on instaure une semaine du goût typographique, peut-être dès la maternelle. La question se pose : qui décidera de ce qui est de bon goût et de ce qui ne l’est pas ? Quelque sous-ministre éventuellement sorti de l’ENA ? Ou bien, par simple et démocratique tirage au sort, tel docteur en graphisme dont le bon goût est reconnu par tous, ou par les membres de sa famille, bien obligés ?
Les étudiants en école de graphisme, pourvus en matériels informatiques performants, retombent, nous dit l’auteur, si on les laisse faire précise-t-il, dans l’effroyable normalité ronronnante d’une quinzaine de caractères alors qu’ils disposent de milliers de polices toutes plus étonnantes les unes que les autres. Heureusement, l’enseignant veille. Et l’audace triomphe.
Peut-être serait-il sage de se souvenir de ce précepte cher à François Richaudeau selon lequel un texte, aussi bref soit-il, est d’abord destiné à être lu. À cela il n’existe qu’une recommandation, qu’il soit lisible. Même si son contenu n’est en vérité pas forcément d’un intérêt capital, et a fortiori s’il l’est. Quand bien même nous disposerions de six millions de polices de caractères, toutes plus créatives (le terme appartient — en propre si j’ose dire — à la corporation des dir-com) les unes que les autres, pourquoi faudrait-il absolument les utiliser toutes ? Ce n’est pas parce que nos éditeurs nationaux viennent cet automne de mettre sur le marché six cent sept nouveaux romans qu’il faille inéluctablement tous les lire, interrogeons-nous sur la profusion de films tournés et diffusés chaque année et admirons combien la médiocrité s’accommode aisément de la diversité. La quantité ne sous-entend nullement que la qualité soit présente.
L’innovation est un excellent alibi, néanmoins insuffisant pour cautionner, par exemple, la typographie choisie par un probable éminent graphiste pour le visuel du Mois du Graphisme d’Échirolles 2014. Et il me semble qu’une semblable créativité, à la très extrême rigueur supportable pour annoncer le prochain Mois du Handicap, n’est guère adaptée pour représenter une corporation dont la vocation est plutôt supposée exalter les vertus du graphisme, à commencer par la lisibilité. Quand les choix sont à ce point en totale inadéquation avec le sujet traité on ne peut qu’être consterné.
Que certains intellectuels étanches aux originalités graphiques (dixit l’auteur et je ne vois vraiment pas qui il vise) aient de bonnes raisons de se méfier de l’originalité ou de la nouveauté à tout prix me semble plus que sain, le seul fait d’être contemporain n’excuse pas tout en termes d’art, ou prétendu tel. L’art n’est pas un magasin de nouveautés, écrivait en 1971 déjà Michel Ragon. N’oublions quand même pas totalement que la destination première de l’art graphique est sa fonctionnalité, c’est un art appliqué. Qu’il se soit trouvé en leur temps, poussés en cela par l’opportunisme, l’amitié ou l’admiration niaise, des individus pour louer le terrifiant génie de l’inénarrable créateur de typographies aussi grotesques que le Mistral, le Banco, le Choc ou le Calypso, est excusable. Il n’en reste pas moins que soixante ans plus tard ces polices sont inutilisables, sauf pour faire rire. Que l’on se livre, dans le secret de son atelier, à des bidouillages comme un chercheur du CNRS dans son laboratoire, pourquoi pas après tout, tout un chacun a bien le droit de se croire un peu de talent, il faut juste ensuite savoir s’arrêter à temps.
Mon absence de sensibilité gustative ne m’empêche pourtant pas de vomir, quand cela est inévitable.
septembre 2014