Insupportable, une vie sans portable
Comment ça, vous n’avez pas de portable ? S’exclament-ils tous avant de s’esclaffer en se poussant du coude les uns les autres. Mais comment faites-vous pour vivre sans un petit mobile dans la poche, sans le dernier iPhone 5-16 Go ? Pas de tablette non plus ? Mon pauvre vieux, vous devez vous sentir bien seul dans la rue, dans les transports en commun, ou même en voiture, au restaurant, dans la vie de tous les jours ? Surtout à votre âge, pensez donc, s’il vous arrivait quelque chose…
S’il m’arrivait quelque chose ? Eh bien, petite sotte, je décrocherais l’un ou l’autre de mes deux téléphones — fixes certes mais sans fil, ce qui démontre à l’évidence de quelle manière j’ai fini par renoncer à cet appareil en bakélite noire équipé d’un cadran circulaire permettant à une personne d’âge bien mûr de lire sans lunettes les lettres et les chiffres à partir desquels il m’était possible, tout juste survivant de la deuxième guerre mondiale, de converser avec mon médecin pas encore référent afin de lui faire part des progrès à peine spectaculaires de mon arthrose et qu’il me répète une fois encore qu’en pareil cas on ne peut vraiment rien faire. Et donc, scandaleusement privé de mon indispensable smartphone, je peux néanmoins l’appeler sur le sien depuis mon fauteuil ou mon lit — ou même depuis mes toilettes, c’est dire l’ampleur et l’émouvante beauté du progrès — et laisser un message sur son répondeur l’informant, en termes courtois, de ma probable intention de mettre fin à mes jours s’il n’a pas réussi à me dénicher un remède efficace pour lutter contre mon cancer généralisé, parce que c’est une maladie que même les professionnels de santé comme on dit prennent au sérieux et qui donne droit au cent pour cent, alors que l’arthrose, non. J’ajoute, pour votre gouverne, que je conteste formellement l’utilité d’un tel engin qui nécessite, pour que je puisse envoyer ou recevoir quelque appel, que je descende jusqu’au bord de la route, sous une pluie battante ou dans quarante centimètres de neige, ou bien que je monte sur le toit verglacé afin que cet outil de malheur parvienne à capter un minimum de réseau, comme ils disent.
Oui mais, reprend l’autre, si vous glissiez et basculiez au fond d’un ravin, qui donc viendrait vous tirer de là ? Justement, petite sotte, pourquoi voudriez-vous que je m’en allasse glisser et basculer dans des ravins quand je peux fort bien obtenir un résultat similaire en dégringolant, même pas ivre mort, au bas de mon escalier. C’est la raison pour laquelle je ne fréquente plus désormais le moindre ravin, je m’en tiens à ce qui peut être obtenu sans effort supplémentaire.
Oui mais, insiste-t-elle encore, vous êtes sur une petite départementale, du côté des gorges du Verdon par exemple, votre voiture tombe en panne et la nuit très vite plonge le paysage dans l’obscurité… Mais non, pauvre andouille, ma voiture ne tombe jamais en panne puisque je n’en ai pas et que donc il faudrait que je fusse subitement devenu complètement délabré du cortex cérébral pour m’en aller promener à la nuit tombante, à pied dans une région où rôdent le loup et le crétin des Alpes.
Oui mais… Non ma poulette, je vous garantis qu’il est tout à fait possible de vivre normalement sans téléphone portable. Pour faire ses emplettes au supermarché du coin nul besoin d’appeler son rombier ou sa rombière pour savoir s’il reste de l’huile de palme dans le placard ou s’il faut se réapprovisionner en papier toilette parfumé à la lavande de synthèse. Avec un crayon et n’importe quelle enveloppe vide on établit préalablement une liste dont on cochera, au fur et à mesure de l’avancement de la collecte, les articles désormais présents dans le caddie. Par ailleurs, à la question imbécile : t’es où ? on s’épargnera allègrement la réponse tout autant imbécile du genre : dans ton cul !
À propos, vous faites quoi ce soir ?
septembre 2014