Exercice de style
Contraint de me rendre jusqu’à une agglomération voisine — la patrie de Giono, comme aiment à le souligner les natifs d’âge mûr, les plus jeunes soupçonnant qu’il pourrait peut-être s’agir d’un joueur de football dont ils n’auraient jamais entendu parler — je fus amené, le temps d’un modeste bouchon, à remarquer deux techniciens certainement chevronnés occupés à installer une enseigne, probablement lumineuse et clignotante, au-dessus de la vitrine d’un commerçant. Cet événement, observé fugitivement et passablement dépourvu du moindre intérêt, m’en rappela un autre, d’un intérêt tout autre en raison de son caractère autobiographique, daté de l’époque où, encore adolescent, j’avais obtenu durant mes vacances scolaires d’effectuer un court stage, probablement grassement rémunéré, chez un peintre en lettres. En termes d’apprentissage, la besogne que me confia mon employeur temporaire avait valeur de diplôme de fin d’études puisqu’il s’agissait de peindre le nom d’un client et de son activité sur les flancs d’un fourgon de marque Citroën en tôle ondulée — identique à celui du livreur de couronnes mortuaires que l’on voit durant la séquence de générique du film, très beau et injustement sous-estimé, son avant-dernier, signé Billy Wilder, Fedora. Je vous parle là d’un temps que les moins de cinquante ans… un temps où ce constructeur de véhicules automobiles avait eu l’idée géniale d’utiliser la tôle ondulée à l’horizontale, sans doute pour une question d’aérodynamique, et où le propriétaire dudit fourgon ne voyait probablement nulle perversité à faire peindre l’intitulé complet de son entreprise sur les flancs d’icelui, laquelle entreprise aurait pu par exemple — car j’ai depuis lors oublié — se nommer : Georges-Antoine Morvandiau & Associés, Ramonage en tous genres, Dégoudronnage de conduits. Le tout sur deux lignes en Bodoni gras, parce que le Bodoni, surtout s’il est gras, convient sans doute idéalement pour le ramonage.
La corporation des peintres en lettres a été depuis rendue obsolète, plus personne ne fait peindre à la main son enseigne. Il ne viendrait désormais à l’idée d’aucun professeur chargé de former des graphistes — le mot lui-même n’existait pas alors — d’exiger de ses élèves qu’ils sachent dessiner une lettre. Il suffit dorénavant de puiser dans le choix de polices de caractères dont dispose l’ordinateur, puis, au gré de la fantaisie de l’artiste, d’engraisser, étroitiser, italiser à volonté, sans que la notion même de lisibilité soit à l’ordre du jour ni davantage contenue dans le cahier des charges.
On observera par ailleurs que c’est à peu près depuis cette époque qu’aucun constructeur ne fabrique plus de véhicules en tôle ondulée.
mars 2014