Du danger que représente le grillage à moutons
Quelque personne, forcément bien intentionnée, m’a a plusieurs reprises fait remarquer combien je suis peu attentif, voire respectueux de mon propre corps. Et c’est bien vrai qu’il mériterait quelques égards, en souvenir du passé, car en vérité il n’est plus tout à fait ce qu’il fut, cela dit sans vouloir me vanter. La décrépitude aidant — si j’ose dire car elle n’aide en rien, pas même à obtenir, fut-ce non spontanément, une place assise dans un wagon de métro bondé à six heures du soir — on en perçoit chaque jour un peu mieux les défauts de fonctionnement, la réticence induite à concourir pour le titre d’Apollon du belvédère. On ne saurait être et avoir été, en somme. D’où ma possible et coupable négligence.
M’étant aplati tel une bouse, le mufle dans le chiendent, au beau milieu de mes terres (alors que je n’étais pas le moins du monde pris de boisson) en raison de la présence inopinée d’un morceau de grillage à mouton qui jamais n’aurait dû se trouver là, je me relevai en m’époussetant négligemment à seule fin d’épargner aux badauds présents la tentation de s’esclaffer avec insolence puis repartis pour le rendez-vous que m’avait fixé un quelconque cardiologue — il m’avait en effet semblé relever à l’époque une sorte d’insuffisance respiratoire à chaque fois que j’atteignais le troisième étage de la Tour Eiffel par l’escalier — dont le verdict confirma, si besoin était, l’excellence certes un peu insolente de mon organe central, par comparaison avec mon cerveau qui, lui, se situe plutôt en haut et qui est en excellent état, lui aussi. Je m’en félicite chaque jour et j’emmerde les contradicteurs.
C’était au mois de mars, ce que nombre de nos concitoyens nomment le printemps avec des frémissements dans la voix et des démangeaisons ici ou là. Généralement, et il en est ainsi, nous dit-on, depuis quantité d’années, avril succède à mars avant que mai, puis juin ne prennent la relève et c’est en somme la vie qui va, comme on dit un peu stupidement, jusqu’à ce que je commence à éprouver, disons une gêne afin de ne pas dramatiser inutilement la situation, gêne qui se manifestait tantôt, mais durant la nuit tout aussi bien, au niveau du poignet, tantôt dans l’avant-bras, le coude et, pour boucler la boucle, à l’épaule. Je décidai donc de solliciter l’avis de mon médecin traitant, évoquant devant lui des douleurs aux cervicales et lui suggérant la possible opportunité d’un examen radiologique de ces divers morceaux de mon moi. Fort d’une ordonnance, sans laquelle il m’eût bien sûr été impossible de me faire irradier légalement, je pris donc rendez-vous avec ledit spécialiste.
Sauf que la soubrette chargée de m’introduire me fit clairement comprendre que pour la radio du bras il faudrait faire sans puisque mon médecin traitant avait omis de le préciser sur la fameuse ordonnance. J’en fus quelque peu dépité, même si l’homme de l’art consentit à consacrer un instant supplémentaire à radiographier à l’aide de sa coûteuse machine mes mains, la droite seule — puisque je ne suis pas gaucher et qu’à ce titre je privilégie en cas de danger le sacrifice imbécile de ma main préférée — étant présentement affectée d’une grosseur inélégante à caractère mobile, ponctuellement douloureuse.
Une demi-heure plus tard je récupérai les clichés des mes vertèbres cervicales et de ma pauvre main. Le commentaire joint était bref, on y parlait essentiellement d’arthrose trapézo-scaphoïdienne et de rhizarthrose bilatérale tout en ajoutant combien la structure osseuse est sensiblement normale, ce qui est tout de même extrêmement réconfortant en ces temps où la normalité est une vertu cardinale. J’aurais certes apprécié que l’on m’expliquât un peu plus en détail mes chances de survie, que l’homme de l’art répondit à cette question qu’il me brûlait de lui poser : Croyez-vous, cher Monsieur, que je pourrai prochainement retrouver l’usage de ce membre auquel je suis particulièrement attaché car j’ai craint un moment que vous ne m’amputassiez…
Mais il n’y comptait visiblement pas. L’ablation d’un membre ne se pratiquant qu’en cas d’absolue nécessité, ou en temps de guerre, et les radiologues n’étant globalement pas habilités à intervenir eux-mêmes, c’est en vérité fort heureux puisqu’ils sont, pour la plupart d’entre eux, totalement infoutus de débiter proprement et en longueurs de cinquante centimètres les deux stères de bois qu’ils ont fait livrer pour nourrir la cheminée de leur gentilhommière dont ils n’ont, par ailleurs, toujours pas fini de repeindre les volets alors que les premiers frimas sont annoncés pour le prochain changement de gouvernement.
On dira ce qu’on voudra, il n’empêche que les cancéreux sont mieux considérés que les infirmes.
septembre 2014